Par le prof. Hervé AGBODJAN PRINCE, LL.D.
Directeur de l’Observatoire de l’intégration économique
Le multilatéralisme est en crise. À preuve, les accords préférentiels se multiplient partout à travers la planète. Aucun pays n’y échappe. Tous, hormis la Mongolie, en ont conclu au moins un ces dernières années au point où les ACR atteignent désormais le nombre record de 449 pour 612 notifications selon les chiffres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Les motifs éculés, datant de la période postcoloniale ayant permis à la Grande-Bretagne et à la France de déroger à la clause de la nation la plus favorisée (CNPF) pour préserver des rapports privilégiés avec leurs anciennes colonies, ne comptent plus. La logique d’intérêts convergents, d’affinités culturelles, de sympathies politiques et démocratiques entre voisins justifiant des intégrations régionales au sens géographique et spatial du terme, a elle aussi vécu. Depuis le tournent des années 1990, on assiste à l’accélération du mouvement régional au détriment du cadre multilatéral. Coïncidence ou pas, l’impasse du cycle de Doha pour le développement semble avoir donné un coup de fouet supplémentaire à la régionalisation des relations économiques et commerciales, notamment à la suite des multiples rendez-vous manqués à Cancún en 2003, à Hongkong en 2005, à Genève en 2009 et 2011 et dernièrement à Bali en 2013. Espérons que Nairobi en 2015 sera porteur de nouveaux espoirs.
En réalité, la foi en un système multilatéral bénéfique, porteur d’espérance pour les plus pauvres et de croissance économique pour tous, semble s’être dissipée. Les accords d’intégration économique se généralisent, ils se diversifient, ils se densifient et par conséquent, se complexifient. On parle davantage d’accords OMC + et d’ACR de nouvelles générations puisque leurs champs d’application débordent largement ceux couverts par l’OMC. Ils intègrent les nouveaux enjeux de notre époque ringardisant ainsi l’institution internationale censée assurer la cohérence du cadre multilatéral.
On assiste donc à une déconstruction opportuniste des regroupements régionaux classiques. Certes, des ACRs continuent de se conclure entre pays développés. Mais ils se nouent également entre partenaires économiques situés sur des continents différents (AECG, TTIP, Traité Trans pacifique, etc.). Il se conclut des ACRs entre États développés et États en développement (ALÉNA) tout comme il en existe entre les seuls pays en développement (CEDEAO, SADC, etc..). Les accords préférentiels semblent même symboliser le renouveau des relations économiques et commerciales entre États du Sud et/ou en développement (MERCOSUR). En l’espèce, l’exemple le plus emblématique de cet emballement régional et, paradoxalement le plus ignoré par plusieurs, est sans contexte, celui de l’Afrique.
Il est vrai que le niveau du commerce intra-africain demeure très faible malgré la multitude d’organisations régionales créées sur le continent. On estime à environ 12% le niveau du commerce intra-africain alors que le commerce intra régional atteint des sommets dans d’autres espaces régionaux (70% pour l’Europe et 55% pour l’Asie notamment). Mais se fier simplement à ces chiffres, c’est se méprendre assurément sur l’effervescence du régionalisme africain.
Hormis les ambitions économiques affichées par l’OUA (devenue Union Africaine en 2002) depuis sa création en 1963, l’idée d’une multilatéralisation du régionalisme a toujours fait partie intégrante du plan de construction économique de l’Afrique. Alors que cette idée apparait aujourd’hui comme une innovation doctrinale, la volonté politique de parvenir à une continentalisation du régionalisme africain a été exprimée par les leaders africains depuis le début des années 1980. Elle sera ensuite expressément formalisée dans le Traité d’Abuja en juin 1991.
Malgré les retards pris dans la mise en œuvre de ce traité, les initiatives en cours en Afrique vont dans le sens de l’accélération et de l’africanisation du processus d’intégration économique. Dans ce cadre, l’UA entend s’appuyer sur huit communautés régionales existantes : CAE, SADC, COMESA, IGAD, CEEAC, UMA, CENSAD, CEDEAO. Celles-ci coopèreront pour coordonner et harmoniser leurs activités dans le cadre de la Communauté économique africaine (CÉA) à naître.
En attendant, les négociations en vue de l’établissement d’une zone de libre-échange continentale (ZLEC) ont été lancées à Johannesburg en juin 2015. La ZLEC regroupera 54 pays membres de l’Union africaine (UA), soit environ une population de plus d’un milliard de consommateurs potentiels, une première mondiale! L’AECG fera nettement moins avec un marché d’environ 500 millions de consommateurs, le Traité Trans pacifique aussi avec un marché de 800 millions de consommateurs et le TTIP également avec un marché de 820 millions de consommateurs. La ZLEC devrait voir le jour à l’horizon 2017. Ensuite, s’amorceront d’autres mouvements visant à créer successivement une union douanière à l’échelle de l’Afrique et la CÉA comme objectif ultime.
D’ores et déjà, les prémices d’une CÉA se mettent en place puisque les trois plus grandes communautés économiques régionales du continent (COMESA, CAE, SADC) viennent de sceller la création d’une ambitieuse zone de libre-échange qui devrait déboucher sur une union douanière à l’horizon 2019. La zone de libre-échange tripartite (ZLET) regroupe 26 États avec une population d’environ 600 millions de consommateurs et un PIB cumulé de plus d’un milliard de dollars US. La signature de cet accord en juin dernier marque véritablement le renouveau de la coopération économique à l’échelle du continent.
À l’heure où le multilatéralisme piétine et où des égoïsmes étatiques sont de plus en plus exacerbés, le continent noir semble vouloir prendre son destin en main et le fait savoir. En ce sens, le tarif extérieur commun (TEC) entré en vigueur le 1er janvier 2015 dans le cadre de la CEDEAO formalisant la création d’une union douanière, est une autre illustration du renforcement de l’intégration régionale sur le continent. Malgré les difficultés de sa mise en œuvre et le fossé encore béant entre la théorie et la réalité des acteurs économiques sur le terrain, il faut espérer que ce vent nouveau qui souffle sur le continent profitera avant tout aux populations locales.
Ce contenu a été mis à jour le 31 mars 2016 à 14 h 24 min.
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